Le Magasin des Fragilités
- 2 mars 2023
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L'autre jour, une femme est entrée dans un magasin de vaisselle et de cristal. Je la suivais fortuitement. Aucune intention d'obtenir quelque chose d'elle, ni d'être le témoin de sa vie. Non, j'étais distraite : je regardais ses jolies chaussures et j'ai terminé dans ce magasin.
À l'entrée, j'ai suspendu mon élan. C'était un amoncellement de verres et de cristaux plus
scintillants les uns que les autres. La jeune femme mettait une attention toute particulière à
contourner les obstacles, à s'assurer que son manteau ne décroche pas un plateau sur son
passage. Elle tenait son sac bien serré contre la ceinture de sa veste. Ses yeux surveillaient
tous les mouvements de son être en même temps. Elle n'était pas pressée. D'ailleurs, on ne
pouvait l'être dans ce genre d'endroit.
Elle a soupesé lentement des verres longilignes, regardé délicatement la transparence de
flûtes élégantes puis les a posées souplement. Ensuite, elle a fait semblant de boire en s'assurant de tenir le verre à quelques millimètres de sa bouche puis l'a soulevé devant la vitrine pour en voir la finesse. Une dame qui passait devant elle a accroché au passage une carafe teintée, la femme s'est empressée de la saisir et l'a reposée, tout en faisant un sourire et en hochant la tête pour dire ouf. Ella a même secoué sa main, un peu comme lorsque des fourmis vous envahissent.
Puis après avoir fait le tour de la boutique, elle a acheté des jolies petites coupes transparentes qu'on lui a remises emmaillotées dans un papier de soie, et elle s'est approchée de la porte. Elle a fait un signe vers le petit siège où l'attendait un petit garçon
aussi roux qu'elle et qui regardait les images d'un livre. Dès la sortie, elle a tiré la main du petit très fort, comme on ramène un chien qui renifle trop longtemps un autre chien. Le petit parlait en montrant quelque chose du doigt, le téléphone de sa mère a sonné, elle fait un geste pour faire taire l'enfant. Alors, il s'est mis à pleurer et elle l'a sermonné. Alors qu'il hurlait franchement, elle l'a menacé de l'amener à la police s'il continuait sa comédie.
Elle remettait son sac sur son épaule quand il a lâché sa main et s'est précipité pour retraverser la rue en sens inverse En face, un peu caché sous une voiture, un doudou attendait sagement. L'enfant s'en est saisi avec enthousiasme et l'a serré fort dans ses bras.
Moi j'ai regardé ma montre à deux fois, comme ça. Dans cette petite tranche de vie somme
toute banale, je me suis reconnue, comme tant de mères pressées.
Une toute petite scène quotidienne, un si grand écho en moi. Qu'en aurait pensé un thérapeute extraterrestre de passage dans cette rue ? ll aurait pensé que l'humain accorde
une vigilance insensée au magasin de fragilités : il anticipe les problèmes hypothétiques de casse, sécurise la zone, observe le danger, respecte la lenteur de la progression entre les allées, porte même attention au dos des autres pour ne pas qu'ils risquent l'accident, laisse son enfants loin de ça. Bref, il donne à cet endroit une attention de chaque seconde. Alors que cet humain met sa conscience en éveil pour un magasin, il est insensible à son magasin interne de fragilités : son psychisme. Il le traite comme un vulgaire terrain d'atterrissage abandonné, comme un sac de ciment posé là, comme un sac de voyage tout terrain et de fait, il fait de même avec le magasin de fragilités de son enfant qui pourtant ne saura ni se protéger seul avant un âge avancé, ni assurer la maturation de son esprit sans les attitudes bienveillantes de ses parents. Le contenu de ce magasin là est invisible à l'œil.
Imaginons... un choc dans ce magasin est douleur au plexus, mains moites et tremblantes et clash stomacal, mal de tête ou bobos durables. Une casse du vase psychique et l'humain souffre pour des mois. Il se peut même qu'il n'avance plus. En crise, il doutera de ses potentiels. Un déséquilibre et il n'osera plus aimer.
L'humain souffre, c'est là son état d'incarnation. Léger choc avec un mur et la douleur afflue.
Rupture de stock, séparation d'avec l'objet chéri, mort programmée d'un article vivant, et il
est traumatisé jusqu'à la sidération. Un accident de casse et le magasin de fragilités aura
besoin de reconstituer les faits pour les comprendre. Et refaire le film pour se dégager de
l'impact.
Comprendrais-tu cette peine de l'humain à ressentir les besoins de ce magasin-là, thérapeute ET ?
Un magasin de fragilités en cristal laisse voir tous ses recoins, l'apparence est dans son
camp, la fragilité est annoncée. Une casse, une séparation d'avec une collection de verres,
une mort de cristal n'empêcheront pas le magasin de fragilités de continuer sa route,
l'assurance palliera tout choc.
Le visible est un traitre.
Et l'humain, un drôle de bonhomme. Son psychisme est un magasin de fragilités, très beau,
très transparent, très lumineux et très fragile.
Pourtant l'humain protège des verres.
Isabelle Vignal
25/03/2011



